Le « Cantique de Saint-Jean » est issu d’Hérodiade, écrite par Mallarmé entre 1864 et 1867. Elle est composée de trois parties : « Ouverture », « Scène » et « Cantique de Saint-Jean ». L’ouverture est une introduction qui contient une incantation sous forme de poème de la nourrice. La deuxième partie fait parler Hérodiade et la nourrice. Enfin, la dernière partie, « Cantique de Saint-Jean », nous raconte la mort de Saint-Jean.
Le poème commence par préciser le temps qui s’écoule avec la montée et la descente du soleil : « Le Soleil que sa halte/Surnaturelle exalte/Aussitôt redescend/Incandescent ». La durée est donc d’une journée mais avec l’utilisation de l’adverbe de temps « aussitôt » on a l’impression que le temps s’est accéléré. Le soleil est personnifié : il est écrit avec une majuscule et est le sujet du verbe « redescend ». De plus, des émotions lui sont prêtées car il ressent de l’enthousiasme (« que sa halte/Surnaturelle exalte »).
Dans les strophes suivantes, le sujet n’est plus le même : on peut penser qu’il s’agit de Saint-Jean car il mentionne sa décapitation (« Je sens comme aux vertèbres/S’éployer des ténèbres »). Plusieurs signes nous précisent comment Saint-Jean : les vertèbres sont mentionnées au vers 5 et la tête l’est au vers 9. Enfin, la mention de plusieurs verbes d’actions ou de mots représentant une action montre bien la décapitation (« s’éployer des ténèbres » au vers 6, « tête surgie » au vers 9, « rupture » au vers 13 et « refoule ou tranche » au vers 14).
La mort a une présence physique puis que Saint-Jean ressent des sensations en sa présence, comme on le voit au vers 5 « Je sens comme aux vertèbres » et au vers 7 « un frisson ». La mort est, elle aussi, personnifiée : « la faux », au vers 12. La mort est capable d’action, comme on le voit avec les verbes dont elle est le sujet aux vers 6 (« s’éployer des ténèbres ») et 14 (« refoule ou tranche »). La présence de la faux (au vers 12) mentionne aussi bien la mort mais aussi la décapitation, le fait que la tête est tranchée par la faux.
La mort fait ressentir aussi le froid comme on le voit aux vers 21-22 « froidure éternelle » et est associée aux ténèbres (« s’éployer des ténèbres », vers 6) mais aussi à la lumière (« illuminée » au vers 26).
Ici, c’est la faux qui sépare la tête du corps. La présence de deux verbes différents dans ces vers (« Plutôt refoule ou tranche/Les anciens désaccords/Avec le corps »). Le corps et l’esprit sont séparés de manière physique (« tranche ») mais aussi de manière (« refoule »). Le verbe refouler possède plusieurs sens : « rentrer en soi ce qui cherche à s’exprimer », « faire reculer, repousser » et aussi « censurer inconsciemment ses désirs ». Cela voudrait dire que le corps est quelque chose dont il se faut se débarrasser. La tête et le corps ne s’entendent pas entre eux (« désaccords », vers 15), peut-être parce qu’on a l’image que l’esprit réside dans la tête et que donc le corps gênerait le bon fonctionnement de l’esprit. Il y a une différence faite entre le matériel (le corps) et l’immatériel (l’esprit).
Dans les vers 17-20, « Qu’elle de jeûne ivre/S’opiniâtre à suivre/En quelque bond hagard/Son pur regard », on voit que la tête suit quelqu’un : on peut se demander qui est ce que la tête suit et supposer qu’il s’agit de la mort. Le « pur regard » appartient soit à la tête de Saint Jean soit à la mort. La première hypothèse est plus vraisemblable car le regard est dirigé vers « là-haut ». On s’attend plus à ce que ce soit Saint Jean qui accomplit cette action. En effet, la tête qui est personnifiée, ressent de la hâte (« S’opiniâtre à suivre », vers 18) mais aussi de l’hésitation (« bond hagard », vers 19) à rejoindre l’au-delà (« Là-haut faisant référence au ciel, au paradis).
On remarque au vers 21-22 « Là-haut où la froidure/Éternelle n’endure » que la mort est associée au froid, un froid qui dure dans le temps (« éternelle »). Le terme de froidure est défini par le CNRTL comme « une température basse de l’atmosphère ». Il s’agit du froid qui est ressenti selon le site The free dictionnary mais aussi la température qu’il fait dans les régions glacières. L’au-delà est donc comparé aux glaciers comme un endroit où il ferait perpétuellement froid.
Dans la dernière strophe, la mort est rapprochée du baptême. En effet, ils ont le « même principe », comme on le voit au vers 26-27. Le baptême comme la mort permettrait à la personne de s’élever, d’accéder à un meilleur statut comme on peut le remarquer par les termes utilisés au vers 27 « m’élut » et au vers 28 « salut ». Le baptême est aussi un moyen de devenir chrétien, les personnes qui ne sont pas chrétiennes et qui souhaitent le devenir se font baptisés. Le baptême est la première cérémonie et lors de la mort a lieu la dernière cérémonie (extrême-onction). Les deux cérémonies sont opposées car elles se situent aux deux extrémités de la vie mais sont pourtant similaires. Le baptême est associé à une naissance, au commencement d’une nouvelle vie mais c’est le cas aussi pour la mort qui est vue comme une seconde naissance, un recommencement.
Par le biais du passage des ténèbres (vers 6) à la lumière (« Illuminée », vers 26), saint Jean-Baptiste accède au « salut », mot qui conclue le poème.
La mort est salutaire, comme le baptême du fait de cette idée d’élévation (« illuminée » au vers 26), les saints sont souvent présentés avec une auréole autour de la tête. La lumière fait penser aussi à la mort, on a l’idée qu’on accéderait au ciel par la lumière. Avec la lumière, on a aussi l’idée de chaleur qui permet de combattre le froid ressenti dans la mort. La mort serait donc quelque chose à supporter, comme une épreuve à passer, qui amènerait à quelque chose de meilleur. La mort est aussi vue comme bénéfique, principalement la décapitation, car elle permet de séparer l’esprit du corps, le physique du mental qui sont incompatibles comme on l’a vu aux 15 et 16.
On peut aussi rapprocher cette description de la mort de saint Jean-Baptiste avec le tableau de Gustave Moreau, L’Apparition du chef de Baptiste à Salomé.
Dans ce tableau, Saint-Jean est entourée d’une lumière blanche, or elle est mentionnée au vers 27 : « Illuminée ». La tête aussi flotte dans les airs, ce qui peut faire penser aux vers 9 et 10 : « Et ma tête surgie/Solitaire vigie ».
Saint-Jean-Baptiste est appelé ainsi car il aurait baptisé de nombreuses personnes dont Jésus : il aurait donc une forme de reconnaissance dans la capacité à permettre aux personnes baptisées de commencer une nouvelle vie. Le verbe « m’élut » au vers 27 fait donc peut-être référence à cet aspect de la vie de Saint-Jean. En ayant été choisi pour baptiser Jésus et être baptisé par lui, il aurait atteint le salut. La mort qui est comparée au baptême permet la même chose. Cette idée de fait penser que la volonté de Dieu est derrière ces deux évènements (le baptême de Jésus et la mort de Saint-Jean).
La raison de la mort de Saint-Jean n’est pas décrite dans le poème mais on en trouve deux explications. Saint-Jean aurait critiqué la décision du roi Hérode Antipas d’épouser la femme de son frère, Hérodiade. Le roi donc l’emprisonna et Saint-Jean meurt en prison. Saint-Jean aurait eu une influence sur le peuple et le roi aurait eu peur que les gens se retournent contre lui.
« Hérode craignait qu’une telle faculté de persuader ne
suscitât une révolte, la foule semblant prête à suivre en tout, les conseils de
cet homme. Il aima donc mieux s’emparer de lui avant que quelque trouble se fût
produit à son sujet, que d’avoir à se repentir plus tard, si un mouvement avait
lieu, de s’être exposé à des périls. À cause de ces soupçons d’Hérode, Jean fut
envoyé à Machaero, la forteresse dont nous avons parlé plus haut, et y fut tué »[1]
Dans l’évangile de Marc et celui de Matthieu, la responsable de la mort de Saint Jean est la femme d’Hérode, Hérodiade. Selon l’évangile de Marc, Hérode aurait bien mis Saint Jean en prison en raison de son désaccord avec son mariage mais n’aurait pas souhaité sa mort. Malgré la volonté de sa femme de le tuer, Hérode aurait refusé car il ressentait de l’admiration pour Saint Jean (« il le tenait pour un homme juste et saint »)[2]. Mais la mort du saint est demandée au roi Hérode par la fille d’Hérodiade. Hérode se serait vu contraint d’accepter car il avait fait la promesse d’offrir à la jeune fille ce qu’elle souhaitait. Il ne pouvait pas se permettre de briser sa promesse et Saint Jean fut tué. C’est de là que vient l’image de la tête de Saint-Jean reposant un plateau, qui est représentée dans de nombreux tableaux dont celui du Caravage, Salomé reçoit la tête de saint Jean-Baptiste, Salomé étant la fille d’Hérodiade.
[1] Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, Livre XVIII, V, 1.
[2] Nouveau Testament, « Évangile selon Marc», VI, 20
Sources :
- CNRTL : https://www.cnrtl.fr/
- The free dictionnary : https://www.thefreedictionary.com/
- Tableau L’Apparition du chef de Baptiste à Salomé, Gustave Moreau : https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Apparition_(Moreau,_1876)
- Tableau Salomé reçoit la tête de saint Jean-Baptiste, Le Caravage : https://fr.wikipedia.org/wiki/Salom%C3%A9_avec_la_t%C3%AAte_de_saint_Jean-Baptiste_(Le_Caravage,_Londres)